Par LAURENT PAGNY …
J’ai retrouvé dans les premières lignes de la préface du « rêve irlandais » de Pierre Joannon (éd. Artus,1988) de quoi introduire le souvenir de cette semaine que Françoise avait parfaitement résumée dans le numéro 115 en y mettant en lumière les points forts du voyage.
« L’Irlande exerce sur certains esprits une étrange et persistante fascination, hors de proportion avec l’étendue de son territoire, le chiffre de sa population, les avanies et les méandres de son quotidien. Sans doute est-elle, comme l’Allemagne de Giraudoux, « une confusion poétique et démoniaque » à l’influence de laquelle il n’est plus possible de se soustraire dès lors qu’on fait le vœu d’y entrer pour le meilleur et pour le pire. »
En matière de « whiskey », nous y sommes entrés pour le meilleur, sinon pour le plus emblématique ou le plus prometteur. Partir d’un essai sur la genèse de la république d’Irlande pour dévier sur une petite chronique de cette route des whiskys, c’est quitter l’histoire pour la culture qui n’en est que le prolongement. Ce sont des impressions relevées jour après jour que je livre ici, sans oublier nos belles découvertes.
Arrivés le 9 Septembre à Dublin par un temps gris, du crachin, un vrai temps d’Irlande, nous trouvons le car « Pat Keenan Coach Hire » tout au bout du parking de l’aéroport. Direction le centre-ville. Les façades lugubres des immeubles en briques de Dorset street se succèdent. En bas de chacune d’entre elles, des devantures de commerces et de pizzerias aux couleurs vives semblent vouloir y donner un peu de gaité mais ne font qu’y ajouter la disparité. North King street, Church Street et au bout d’une demi-heure, voici la Liffey que nous traversons. A gauche, Temple Bar. A cet endroit, deux pubs mythiques se font face : d’un côté le Merchant’s et de l’autre, séparé par Bridge Street, le Brazen Head, sans doute le plus vieux pub de la capitale. Après plusieurs tours du quartier, nous arrivons au cœur de Temple Bar au Lundy Foot, Essex Gate pour déjeuner. Une gigue nous accueille et nous longeons un magnifique bar dont la lumière souligne cette pénombre intimiste des pubs que nous retrouvons à l’étage, avec un second bar, plus confiné mais tout aussi agréable qui vous met dans l’ambiance pour ce premier repas autour d’un Irish Stew, une Kilkenny et un gâteau au beurre.
Quelques pas au bord de la Liffey près du Half-penny Bridge et nous partons pour Carlow. Arrêt au Brownhiel dolmen où nous accédons dans les champs par un chemin goudronné qui sent la noisette après la pluie. C’est là que nous avons partagé ce Convalmore 32ans, une merveille apportée par Didier. Vers 17H00, arrivons à la Royal Oak distillery de Carlow au cœur d’une magnifique propriété, l’une des deux distillleries d’Irlande où tout est fait à la main. Excellente visite guidée avec Paddy qui a le mérite d’éclairer les néophytes en nous rappelant les principales phases de la fabrication : enzymes, amidon, sucre, alcool . Il nous rappelle aussi après nous avoir servi un Writer’s tears et un Irishman qu’une bonne partie des saveurs d’un whiskey provient de l’alambic en cuivre et conclut : « le meilleur whisky, c’est celui que vous aimez. »
Ballade à la nuit tombée après le diner dans Carlow et ses rues mélancoliques dès qu’on s’éloigne des cafés et des pubs . C’est l’Irlande profonde des années 90, telle que je l’ai connue. Je rentre avec Pierre et Patrick par Dublin Street et nous sentons un feu de tourbe qui embaume l’air de cette soirée. Cette odeur qui génère un effet nostalgique au plus profond de ceux qui comme moi ont découvert ce pays il y a vingt ou trente ans. Le poête Seamus Heaney a décrit plus qu’un autre, cet attachement physique et spirituel aux tourbières d’Irlande comme à une terre nourricière, « la mémoire du paysage, ou un paysage qui se rappelait tout ce qui se passait en lui ou tout ce qui lui arrivait ».
De retour au Seven oaks hotel, dans une salle du bas, une douzaine de musiciens de tous âges donnent une « scession » (un petit concert)de musique traditionnelle où les airs joyeux se succèdent autour des guitares, banjos, flûtes, bodran et fiddles.
Mardi 10. Départ pour Waterford. La verte campagne défile sous nos yeux encore endormis. Nous arrivons à la distillerie de Marc Régnier . Une bien jolie blonde irlandaise, native de la région mais que ses études aux Etats-Unis ont américanisée, nous guide dans cette imposante construction. Le pari du nouveau directeur qui succède à Diageo est de jouer sur le terroir et le sud de l’Irlande où se trouvent les meilleures orges. 73 fermes aux alentours dont 40 sont sélectionnées chaque année sur la base du plus bas taux de protéines et de la meilleure par d’amidon du grain dont la germination est arrêtée à trois ou quatre jours. Chaque ferme sélectionnée aura donc son « whiskey » à partir de 2021. Nous testons un superbe VDN (tonneau de vin doux naturel) d’à peine trois ans d’âge à 72%. De belles dégustations en perspective pour le clan !
Un peu plus au sud, c’est Middleton- Jameson et la plus grosse distillerie d’Irlande. Jameson fut fondée à Dublin en 1780 et transférée à Middleton pour la qualité de l’orge de la région en 1832. Ses trois alambics ont une forme ronde pour mieux contrôler les goûts des épices qui s’en dégagent. Le premier fait 2500 litres, les deux autres 1500. Au bout du processus, ce sont 800 litres qui sortent à 84,85 % avec déjà des goûts de fruits, de caramel. Le reste du « new made spirish » est réutilisé pour les prochaines distillations comme intermédiaire. Ainsi rien ne se perd. Le plus gros alambic du monde est ici à Middelton avec ses 140 000 litres mais ne fonctionne plus.
La visite des bâtiments nous fait découvrir le grenier à orge, imposante bâtisse à l’allure carcérale où chaque étage est soutenu par des solives en acier compte tenu du poids phénoménal de l’orge entreposé que les porteurs chargeaient et déchargeaient au XIX ème siècle dans une noria incessante. Parmi les whiskys en dégustation, une tendresse pour le Jameson Cooper’s croze 43%, un blend maturé en fût de bourbon et de Xéres qui vous laisse en bouche un parfum de vanille douce, à boire quand le temps est gris ou pluvieux devant un feu de tourbe. Le Resbreast 13 ans a un goût de Sherry trop marqué. Le clou sera un Bary Crocket Legacy 46%, un Pot still. Arôme léger, un vrai bouquet vanille orange. vieilli en fût de bourbon , finition virgin cask. Léger comme de la soie, tapissant bien le palais, à la fois chaleureux comme une vague et une rosée dans la bouche. Puis dans une belle finale, la mandarine domine avec le poivre doux.
Lors de l’étape du soir au Metropole Hotel à Cork, Patrick m’accompagne au « Cask » face à l’hotel et j’y déguste un « black bush » apaisant.
Mercredi 11. Trois heures de route depuis Cork jusqu’à Kilbeggan (groupe Colley). Le matin, lors d’une pause sur la route, Hervé nous fait gouter un Jameson vieilli en fut de stout (bière noire), agréable et doux en bouche. Belle distillerie ancienne à Kilbeggan avec deux anciens alambics à colonne visibles dans la cour. Une solide femme entre deux âges aux cheveux roux, chaloupant d’un pied sur l’autre et joignant ses doigts, commence la visite en nous disant « to make à whiskey, you need water ». Nos amis du nord partent d’un fou-rire qu’ils ont du mal à réprimer et c’est vrai que la scène est comique. En dégustation, un Kilbeggan single grain,un blend à 43%, le Tyrconnel 16ans, SM 46% avec une bonne puissance en bouche, bien épicé mais finale un peu courte et le Connemara peated SM 40%, bien tourbé. C’est, hélas, le seul intérêt de ce whiskey car il n’y a que de la tourbe et rien d’autre. En revanche, l’ami Eric a dégustera le soir du 13 dans Temple Bar un Connemara rare de 22ans, « extraordinaire » ! On ne dira jamais assez de bien des embouteilleurs indépendants.
Jeudi 12. Partons pour Bushmills. Quatre heures de route depuis le Tullamore court hotel. Le temps est gris et le chauffeur nous promet la pluie pout toute journée et du beau temps pour demain. Je dors une demi-heure dans le car, les dernières nuits ayant été très relatives. Au réveil, le ciel absolument gris contraste avec le vert lumineux de cette campagne irlandaise. L’effet en est saisissant. Nous nous rapprochons de la frontière de l’Ulster par Dundalk. Un simple panneau : County Down. Le soleil apparait et dans ma tête résonne « the flower of Magherally » d’Altan, un groupe du Donegal qui m’accompagnait sur les routes de mes premiers voyages. Bientôt midi. Belfast est dans la grisaille. Nous prenons l’autoroute du nord, direction Coleraine et Bushmills. Notre car essuie des rafales de pluie et nous arrivons vers 13 heures. La visite est superbe avec une dégustation maison mémorable avec huit whiskys parmi lesquels :
le Johnny Walker Red Label composé de 32 blends , un Jack Daniels
le Black Bush SM 40% vieilli 8ans en fût de Sherry et d’Oloroso, idéal à boire en fin d’après-midi.
le Bushmills 16ans SM 40% : vieilli pour moitié 16 ans en Spanish sherrry , l’autre moitié 16 ans en fût de bourbon puis mélangés . Finition 6 mois en fût de porto. Onctueux, à bien faire naviguer en bouche avec un excellent retour. J’ai un faible pour lui. Notre guide pour la visite le qualifie de « stony whiskey », un whisky au meilleur niveau.
le Bushmills 21 ans SM 40% : même principe de vieillissement que le précédent avec 19 ans en oloroso et bourbon. Finition deux ans en fûts de madère. Plus complexe mais n’est-ce pas de la complexité que nait l’équilibre ? Doux, des notes d’épices, onctueux en bouche et une finale plus épicée.
Hors dégustation, la découverte du jour testée au bar de la grande boutique Bushmills : un superbe « Bushmills exclusive » 10 ans SM 47% qui n’est vendu que sur place. Vieillissement 4ans en fût de Sherry, puis 4ans en bourbon et une finition très rare de deux ans en fût d’accacia. Puissant et chaleureux, sans doute le plus intéressant de la journée. Une vraie réussite.
Ce sont 8 millions de bouteilles par an qui sont vendues ici contre 83 millions pour Jameson mais Bushmills compte augmenter très sérieusement sa production avec de grands travaux d’agrandissement du site.
J’en suis à douze dégustations pour l’après-midi et le retour au car se fait dans un état un peu embrumé. Il me faut une heure et demie de sommeil au Portbush Atlantic Hotel pour récupérer. Le soir , rebelotte en chambre avec le superbe Glenfarclas 25 ans 42,4% de Marie-Hélène qui nous laisse en bouche un goût de pruneaux à l’armagnac.
Vendredi 13. Jour de chance. Nos amis du Nord, Christian, Hervé et Philippe se sont donnés rendez-vous à 6H30 à la réception pour aller piquer une tête dans l’Atlantique nord ! Avec une eau à 12 ou 13 degrés, l’expérience n’est pas banale et après la journée d’hier, il faut bien cela pour aller au bout de l’Irlande. Je les retrouve à l’heure dite et nous longeons la digue jusqu’à une plage déserte sous le soleil qui se lève. Les premières vagues qui vous fouettent le sang sont un peu dures à franchir jusqu’à la taille mais après quelques brasses et peu de dos crawlé, c’est le bonheur vivifiant ! Nous consentons au froid pour savourer ensuite le réchauffement.
8H30 : départ pour la chaussée des Géants à 10 kms. L’endroit est mythique. Ces colonnes de basalte naturellement taillées en nid d’abeille proviennent du refroidissement de la lave lors des éruptions volcaniques il y a 60 millions d’années. La route qui descend depuis le centre d’accueil jusqu’au rivage fait 1,5 km. Passé le promontoire rocheux après le troisième emplacement de colonnes, on continue sur le « red trail » qui monte à droite. A mi- hauteur on rejoint par une bifurcation à droite la crête qui domine le site par 162 marches à flanc de montagne avec des vues superbes. Arrivé sur la crête, je m’arrête et accède à une temporalité lente : après la pluie d’hier, un magnifique soleil. Tout en haut, la vue sur l’Atlantique se révèle tandis que de l’autre côté, un paysage pastoral avec ses clôtures, ses chardons, ses moutons et son herbe grasse borde le sentier qui nous guide jusqu’au point de retour. Une heure trente de ballade irlandaise. Cette étape de Bushmills aura été la plus intense.
Le même jour, nous repartons vers le sud pour une nouvelle distillerie Slane, récemment installée autour d’un imposant château au style très anglais entouré de pelouse qui sert de décor annuel à un festival rock. La première production prévue dans deux ans ne contiendra que de l’orge mais aujourd’hui nous est servi un blend 40% fait d’orge et de maïs, vieilli en fût de bourbon et de sherry. Assez huileux en bouche, avec trois gouttes d’eau, il est plus fruité.
De retour à Dublin, il nous faut marcher un bon moment le soir depuis le bout de George Sreet pour retrouver l’emplacement du Merchant’s sur les quais de la Liffey mais nous y passons à quelques-uns un moment agréable dans cette ambiance surrannée , chaleureuse et musicale avec un groupe qui anime la soirée. Aline m’accompagne pour quelques pas de reel. Peu après, traversant la rue, nous allons au Brazen head avec son dédale de salles. Au fond de l’une d’elles qui donne sur la cour, une scène avec deux jeunes chanteurs qui égrainent le répertoire des chansons à boire : « dirty old town », « the wild rover », tant d’autres et puis celle-là qui raconte comment Dublin est passée d’une bourgade à une ville qu’un vieux dublinois, John Dempsey, ne reconnait plus : « in the rare old time ». Ecrite par Pete St John dans les années 70,( cet auteur des « fields of Athenry » qui enflamme toujours les gradins de Landsdown road lors du tournoi des six nations), elle était restée des semaines en tête des ventes. Ronnie Drew et les Dubliners en ont fait une version mémorable qu’on trouve facilement sur You tube.
Samedi 14. Dernier jour et visite de Teeling dans le vieux quartier des Liberties. Notre guide Anne-Marie n’est pas une « native » mais parle très bien français. « On respire, nous dit-elle, un whiskey en balançant son verre sous le nez de gauche à droite ». Cinq whiskys en dégustation parmi lesquels :
Le Teeling SM, 46%. Un arôme de fruits, vanille, chocolat. Vieilli 8 ans dans divers fûts (bourbon, porto, madère, Bourgogne, Cabernet sauvignon) . Un gout très riche pour un prix encore abordable.
Le Revival, 100% orge maltée, 46%, 14 ans dont 12 en fût de bourbon. Puissant et un peu amer en bouche avec une finale épicée.
Enfin le Brabazon version N°2, 49,5% produit à 12500 bouteilles, vieilli en fûts de trois portos blanc, rouge et tawny . Doux, attaque progressive, long en bouche. Une qualité assez exceptionnelle bien que certains lui préfèrent la première version en fut de sherry, que, hélas, nous n’avons pu déguster.
Un rythme soutenu a mené cette semaine enrichissante. Avec ses 27 distilleries à ce jour, contre deux cents environ en Ecosse, l’Irlande relève peu à peu le défi face à sa grande rivale européenne. Je laisse pour finir le dernier mot à Anne-Marie qui, en bonne avocate de la cause irlandaise, nous explique que le « whiskey » a l’antériorité sur le « whisky » qui désignait il y a longtemps des distilleries de moindre importance. Mais ça, c’est une autre histoire…